Aminata Traoré: "« La colère populaire contre Barkhane a été détournée »"

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Pour l’ex-ministre de la Culture Aminata Traoré, ni le putsch survenu mardi ni les élections annoncées ne régleront la catastrophe sociale et sécuritaire qui frappe le Mali.

Comment avez-vous vécu le coup d’État survenu mardi ?

Aminata Traoré. La situation demeure relativement calme et compte tenu de l’impasse politique dans laquelle nous étions, avec un président fragilisé, contesté et une opposition inflexible dans ses revendications, ce coup de force des militaires était prévisible et présent dans tous les esprits. Certains considéraient même que c’était la seule manière de sortir de cette situation inextricable. À titre personnel, je pense que cette issue n’était pas souhaitable. Nous sommes déjà passés par là en 2012 avec le putsch du capitaine Sanogo, et cela n’a absolument rien réglé. Nos concitoyens ont besoin de comprendre quels sont les véritables enjeux, à savoir les questions économiques, sociales et géopolitiques.

Quel regard portez-vous sur les forces d’opposition qui manifestent depuis plusieurs mois pour obtenir la chute d’IBK ?

Aminata Traoré. Je ne me reconnais pas dans ce mouvement hétéroclite, réunissant des formations parfois issues de la gauche, des ultralibéraux, des religieux et des milieux d’affaires, dont le seul ciment collectif demeurait la démission du gouvernement ou du président de la République.

Comment analysez-vous l’attitude de la France ?

Aminata Traoré. Il est peu probable, vu l’importance de l’engagement militaire français au Mali et les répercussions de ce dossier, essentiel pour Paris dans le contexte européen, que la France ait été prise de court. De mon point de vue, nous sommes confrontés à l’échec d’une expérience soi-disant démocratique imposée depuis l’extérieur, à l’incapacité de faire face à une crise économique et sociale dont les enjeux ont été délibérément limités à une stricte dimension sécuritaire. Le drame du Mali est instrumentalisé en France, en particulier par la droite et l’extrême droite, comme un péril « terroriste » qui menacerait les populations européennes à leur porte. Je constate d’ailleurs que la colère de la rue, dirigée il y a quelques mois contre l’opération Barkhane, a été habilement détournée vers le gouvernement malien, comme si ce dernier était entièrement comptable de cet effondrement.

Dans ce contexte, êtes-vous favorable au départ de Barkhane ?

Aminata Traoré. La question fondamentale est la suivante : la force Barkhane est-elle réellement présente ici pour régler les problèmes d’insécurité et venir concrètement à bout de la menace terroriste ? Comment demander à nos armées sous-équipées d’affronter un problème sécuritaire que les armadas occidentales, dotées de budgets colossaux, ont été incapables de régler en Afghanistan, en Irak ou en Libye ?

 

Quel horizon politique pour le Mali ?

Aminata Traoré. Ce qui se passe ici doit servir de leçon universelle, personne n’est à l’abri. L’effondrement sécuritaire concerne toute l’Afrique de l’Ouest et la crise économique et sociale, aggravée par la pandémie de Covid-19, fournit un vivier sans fin de volontaires pour grossir les rangs des forces « terroristes » qui nous menacent. Comment expliquer que les pays riches se battent pour l’ouverture de leurs frontières, le retour des visiteurs étrangers, et participent de fait à la destruction des maigres infrastructures touristiques dont nous bénéficions ici en classant l’ensemble des zones sahéliennes en rouge, c’est-à-dire « déconseillées sauf raison impérative » ? L’ancienne ministre de la Culture et du Tourisme que je suis ne peut pas l’accepter.

Entretien réalisé par Marc de Miramon