La géopolitique de la Corne d’Afrique
La Corne d’Afrique stricto sensu telle qu’elle est perçue par les francophones se limite aux trois pays historiques (Éthiopie, Érythrée, Somalie) et Djibouti. Mais à l’image de la tectonique des plaques, la sous-région bouge, s’étend au rythme d’une géopolitique qui la dépasse. Les Anglo-Saxons intègrent, le Kenya, l’Ouganda ou encore le Soudan dans ce qu’ils appellent « Horn of Africa ».
Cet article se limitera à aborder les problématiques des quatre pays et du Soudan. Percé entre 1859 à 1869, le canal de Suez a permis à cette région de prendre une dimension géostratégique éminente. C’est depuis le creusement du canal de Suez, que cette région a pris une dimension géostratégique éminente. Située, au carrefour entre le Moyen-Orient et l’Afrique, la Corne de l’Afrique, occupe une importance stratégique grâce à son emplacement géographique. Elle constitue une voie ouverte de la mer Rouge à la mer d’Arabie, en passant par l’océan Indien et le golfe d’Aden. Cette région est liée indissolublement aux pays du golfe et à l’Égypte.
Dr Amani El-Taweel, responsable du Centre des Études Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram(1), explique que la Corne de l’Afrique est devenue l’un des corridors pétroliers les plus importants au monde. Cinquante deux navires et cinq millions de barils de pétrole transitent par le détroit chaque jour. « Les découvertes d’hydrocarbures dans la Corne de l’Afrique ont augmenté son importance stratégique et économique », souligne Dr Taweel, avant d’ajouter que l’initiative « La Ceinture et la Route », lancée en 2013 par la Chine, a constitué « une nouvelle donne pour cette région qui est devenue encore plus stratégique ». D’où la présence de l’ensemble des puissances occidentales et chinoise dans la région sous prétexte de lutte contre les pirateries maritimes. Derrière cette lutte contre la piraterie, se cache une lutte stratégique entre différentes puissances, pour le contrôle des voies maritimes, notamment celles qui vont du détroit de Bab el-Mandeb à celui de Malacca.
Les conflits internes exacerbés par les ingérences des puissances extérieures
La Corne de l’Afrique, dans son ensemble, n’a pratiquement jamais connu la paix et la stabilité régionale depuis plus de 60 ans. La Somalie, l’Éthiopie et le Soudan sont mis à mal par des rebellions.
La Somalie, instable depuis 1991 est en proie à une guerre menée par le groupe Islamiste Al Shabab (affilié à Alkaïda).
AMISOM, mission régionale de maintien de la paix en Somalie créée par l'Union africaine (UA) en 2007 en soutien à l’État Somali, regroupe des soldats de l’Éthiopie, de Burundi, de l’Ouganda et de Djibouti. Leur présence n’a pas dissuadé Al Shabaab de mener des actions meurtrières y compris dans la capitale. Le mandat de l’AMISON se termine fin décembre 2024. Des divergences opposent notamment l’UA et l’ONU sur le futur de cette mission. La Somalie veut remplacer le contingent éthiopien par les forces égyptiennes, parce qu’elle désapprouve le rapprochement entre l’Éthiopie et le Somaliland. L’Égypte, après la signature d’un accord de la coopération militaire avec la Somalie le 14 août 2024, a déployé 6 000 soldats et transporté beaucoup d’armes y compris des mirages dans ce pays. Cela dépasse la lutte contre l’organisation Al Shabaab, et ouvre la voie à un conflit plus grave contre l’Éthiopie à propos du barrage renaissance (source de tensions entre les 2 pays).
Le Soudan subit depuis avril 2023 sa 4e guerre civile, appelée aussi la guerre des généraux, opposant les forces armées du pays et les Forces de soutien rapide (FSR), une force paramilitaire. Cette guerre oppose les deux hommes forts du pays : le chef d’État de facto Abdel Fattah Al-Bourhane, à la tête de l’armée régulière (les Forces armées soudanaises, FAS) et son numéro 2, le général Mohamed Hamdan Daglo “Hemetti”, chef d’une importante milice paramilitaire (les Forces de soutien rapide, FSR). Plus de 15 000 morts et 8 millions des déplacés. Les affrontements ont eu lieu dans les États du Nord, du Darfour, ,du Kordofan, d’Al Jazeera, et dans les villes de Khartoum, Omdurman, El Obeid, Nyala et El Fasher. Chaque partie bénéficie de soutiens extérieurs. Le général Abdel Fattah al-Burhan est soutenu par l'Égypte, les États-Unis, ainsi que l'Iran qui lui aurait fourni des drones de combat, alors que, le général Hemmeti est soutenu par les Émirats arabes unis, et par l'Armée libyenne du maréchal Khalifa Haftar. Amnesty International fait état des massacres ethniques, de violences sexuelles, du déplacement massif de la population non arabe du Darfour occidental – dont les Forces d’appui rapide seraient responsables.
L’Éthiopie, pays important du point de vue démographique, avec ses 115 millions d’habitants a été profondément marquée par 27 années du pouvoir, de la minorité Tigréenne qui a mis en place le fédéralisme ethnique en 1991. Évincés du pouvoir en 2018, les Tigréens qui s’étaient équipés d’armements lourds vont mener une guerre durant deux années pour le reprendre aux prix de nombreux sacrifices.. Le conflit s'est étendu à : l'Oromia, l'Amhara et l'Afar. Le bilan est lourd, Amnesty International a décrit ce conflit comme « l’un des plus meurtriers au monde ». Le chef de la diplomatie de l’Union européenne, Josep Borrell, avait avancé le chiffre de 600 000 à 800 000 personnes tuées. L’Érythrée a prêté main forte à l’armée fédérale éthiopienne. Évincés du pouvoir en 2018, les Tigréens qui s’étaient équipés d’armements lourds vont mener une guerre durant deux années pour le reprendre aux prix de nombreux sacrifices. L’accord de Pretoria a certes mis fin à la guerre entre l’armée fédérale et les forces Tigréennes de défense (TDF) en novembre 2022 mais le problème reste entier, et un nouveau conflit a surgi entre Abiy et les forces Amhara FANO , soutenues par l’Érythrée et l’Égypte.. Où s’arrêtera cet engrenage dans ce grand pays que d’aucuns aimeraient balkaniser ?
Conflit de basse intensité entre le Front pour la Restauration de l’Unité et la Démocratie (FRUD) et le pouvoir de Djibouti
Djibouti est convoité, pour sa position stratégique. Elle abrite cinq bases militaires étrangères (dont les loyers ne figurent pas dans les comptes de l’État).
Le changement par les urnes devenant impossible, l’opposition démocratique a pris les armes, en 1991. Mais à chaque fois que l’armée djiboutienne est en difficulté, une intervention de l’armée française vient sauver le soldat Guelleh. Ce dernier décrète souvent l’état d’urgence sous prétexte d’une menace de l’Érythrée. En fait il craint l’armée du Front pour la Restauration de l’Unité et la Démocratie (FRUD), qui a plusieurs reprises s’est emparée des camps militaires. Devant les nombreuses désertions dans l’armée, il a incorporé 2800 mercenaires somaliens dans l’armée et la police djiboutienne. Le régime déstabilise le Somaliland et la région Afar en Éthiopie. Isolé dans la région, il rencontre quelques difficultés avec les États-Unis et la France qui a signé, en août 2024, avec les autorités djiboutiennes, le renouvellement de l’accord de défense. Le mécontentement est général dans la population et le Président qui est très malade essaie de placer un membre de son lignage à sa succession.
Ces crises ininterrompues en Corne d’Afrique sont exaspérées par les interventions des puissances étrangères qui mettent à mal les fragiles équilibres qui structurent les sociétés et ne font que créer plus de chaos.
La Somalie et le Soudan sont d’ores déjà classés comme des États faillis. Est-ce que l’Éthiopie à son tour va-t-elle sombrer dans le fameux chaos créateur, qui a été décrit par George Friedman (2) « Dorénavant, les guerres ne sont plus faites pour être gagnées…. ». Elles sont destinées avant tout à punir, à déstabiliser, à fragmenter, à dépolitiser, à humilier, sous une mode de la « mondialisation techno-financière ».
Mohamed Youssouf
(1) https://french.ahram.org.eg/News/36271.aspx
La Corne de l’Afrique : Une géopolitique en mutation
(2) Georges Friedman, fondateur de Stratfor (la plus grande agence de renseignements privée)