Eliane Assassi:"Pas de nouvelle décentralisation sans un essor de la démocratie citoyenne"

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Présidente du groupe des sénateurs communistes, Éliane Assassi alerte sur une possible « fracture de la République » et défend la vision de collectivités associées à un État fort.
 

Éliane Assassi

Sénatrice de Seine- Saint-Denis

 

L’exécutif a fait de la loi 3D et d’une grande réforme de l’action publique et des collectivités une priorité. Quelle analyse en faites-vous ?

 

Éliane Assassi:  La crise actuelle dans toutes ses dimensions a donné une nouvelle teneur aux projets du gouvernement, qui semble vouloir basculer dans un nouveau type de décentralisation marquée par la différenciation. S’il argue ne pas vouloir d’un nouveau « big bang territorial », la différenciation acterait pourtant un bouleversement. Elle ouvre la porte à une évolution fédéraliste de notre République, qui ne serait alors plus une et indivisible. Ce principe libéral accentuera les inégalités entre les territoires en favorisant les plus riches, qui seuls pourront élargir leurs compétences. La concurrence entre les territoires entraînera le nivellement par le bas des droits sociaux, environnementaux. Nous refusons cette fracture de la République. L’exécutif ne peut se déresponsabiliser ainsi sur les collectivités en donnant l’illusion qu’elles auraient plus de pouvoir.

Vous avez participé au groupe de travail du Sénat sur les 50 propositions de la Haute Assemblée. Pourquoi les considérez-vous comme dangereuses ?

Éliane Assassi:  Certaines vont dans le bon sens et répondent au besoin de proximité que les récents mouvements d’intercommunalisation ont largement empiété. Le consensus se fait, par exemple, sur l’importance du couple entre maire et préfet de département. L’opposition à la réforme des finances locales nous réunit également contre les propositions du gouvernement. Ce qui nous paraît dangereux, c’est cette volonté d’autonomiser les préfets de département, qui seraient alors des négociateurs locaux de l’application de normes nationales, au petit bonheur des lobbyings du secteur privé. Cela ouvrirait la porte au dumping en matière de santé, d’éducation, d’environnement, de logement ! Le pouvoir réglementaire local existe et doit être valorisé mais toujours dans un cadre national. Sur la décentralisation de compétences, le principe ne pose pas de problème mais à chaque fois qu’il y a des transferts entre État et collectivités, les moyens ne suivent pas, l’État se déresponsabilise et utilise les collectivités comme des variables d’ajustement.

Quelles évolutions proposez-vous pour les collectivités territoriales ?

Éliane Assassi: Nous défendons un État territorial qui respecte mieux les collectivités et les élus locaux en les associant aux décisions et aux actions. Une déconcentration plus poussée, avec des moyens humains et financiers mieux répartis sur le territoire, est nécessaire. Si beaucoup déplorent aujourd’hui les doublons et souhaitent plus de spécialisation des collectivités, nous défendons au contraire la clause de compétence générale pour tous les échelons, ce qui parerait d’ailleurs à la volonté d’amplifier la différenciation. On pourrait également concevoir une clause de non-régression lorsque le législateur renvoie au pouvoir réglementaire local. Et il est indispensable de revenir sur le développement des intercommunalités sous l’égide de la loi NOTRe et les transferts de compétences obligatoires. Il ne peut pas non plus y avoir de nouvelle ère de la décentralisation sans un véritable essor de la démocratie citoyenne avec des outils de participation locale. Concernant les finances des collectivités, notre proposition de loi de soutien répond à l’urgence engendrée par la crise liée au Covid-19 alors que le plan annoncé par le gouvernement est insuffisant. Les mesures proposées, telles que la compensation des pertes et des dépenses exceptionnelles, permettraient de ne pas laisser les élus locaux dans un gouffre financier, susceptible d’amputer les investissements et d’amoindrir les services publics locaux. Nos propositions, visent aussi à donner des garanties aux élus, avec notamment la non-régression de la dotation globale de fonctionnement et l’abrogation de la contractualisation.

Entretien réalisé par Benjamin König

Collectivités locales. Loi 3D, la fracture territoriale sauce Macron

Le « nouvel acte de décentralisation » fait l’objet d’une surenchère entre le gouvernement et la droite classique. En toile de fond, c’est bien l’unité territoriale qui est mise à mal.

« Tout ne peut pas être décidé si souvent à Paris. » En confirmant la « nouvelle étape de décentralisation » prévue depuis plusieurs mois, Emmanuel Macron a joué la carte de la France des territoires et de l’éternel contraste entre le pays et sa capitale. La nomination de Jean Castex au poste de premier ministre obéit à cette logique : exit la « start-up nation », place à « l’enracinement local ». Par son profil à la fois technocrate et élu local d’une petite commune méridionale, il est chargé de faire aboutir cette réforme annoncée depuis plus d’un an. Symbolisée par la fameuse loi 3D, pour « décentralisation, déconcentration, différenciation », elle est portée par la ministre de la Cohésion des territoires et des Collectivités territoriales, Jacqueline Gourault, issue du Modem et qui fait partie des rares ministres maintenus en poste. L’Association des petites villes de France a d’ailleurs salué la « connaissance et la compréhension des territoires » de Jean Castex.

Il s’agit de la nouvelle étape d’un tournant qu’Emmanuel Macron avait pris dès le mouvement des gilets jaunes : il s’était alors appuyé sur les maires pour éteindre l’incendie, et du grand débat avait notamment émergé la loi « engagement et proximité », censée faciliter l’action publique de proximité. Une action totalement bouleversée et mise à mal par la loi NOTRe de 2015, qui avait notamment favorisé les intercommunalités et les régions. La crise du Covid-19 a été l’occasion de remettre à nouveau au centre du jeu ce que le chef de l’État appelle le « couple maire-préfet » – même si dans les faits de nombreux élus communaux ont dû se débrouiller seuls. Nouvelle crise mais réponse identique : « La décentralisation est un classique, une réponse magique en cas de crise, et Emmanuel Macron avait déjà fait la même chose lors du mouvement des gilets jaunes », souligne l’essayiste et militant Aurélien Bernier, auteur de l’Illusion localiste (Utopia, 2020).

Car ce que prévoit ce big-bang territorial ne se limitera pas à une simple nouvelle vague de décentralisations : cette fois-ci, il s’agit de dynamiter l’action publique. « L’organisation de l’État et de notre action doit profondément changer », a ajouté le chef de l’État. Mercredi, les trois principales associations d’élus locaux, celle des maires de France (AMF), des départements (ADF) et Régions de France (RDF), regroupées sous la bannière de « Territoires unis », ont rendu leurs propositions après plusieurs semaines de discussions. Avant elles, le Sénat – la chambre des collectivités locales – avait également présenté 50 propositions pour cette nouvelle réforme. Entre le gouvernement, les principales associations d’élus locaux, toutes dirigées par LR, et le Sénat, lui aussi à droite, se joue une curieuse course à l’échalote sur le mode du « qui sera le plus libéral ? ». Le groupe CRCE (Communiste, républicain, citoyen et écologiste) du Sénat dénonce d’ailleurs de la part de la majorité de la Haute Assemblée une « surenchère avec le gouvernement » et alerte sur le « consensus libéral autour d’une organisation territoriale différenciée et concurrentielle (qui) menace l’égalité entre collectivités et entre citoyens ». Quant à Jean-Luc Mélenchon, dont les positions jacobines sont bien ancrées, il dénonce un « cap franchi dans le démantèlement de la France », et craint lui aussi que la différenciation ne remette en cause « l’unité et l’indivisibilité de la loi et de la République ». Un enjeu majeur donc. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Mercredi, les présidents des trois associations, Renaud Muselier (RDF), Dominique Bussereau (AdF) et François Baroin (AMF), ont donc fait part de leurs propositions, après le Sénat – ou plutôt la majorité sénatoriale de droite. Entre les deux, l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette : « Territoires unis partage l’ambition du Sénat et de ses 50 propositions », écrivent en préambule de leur document les représentants des élus locaux. Les mesures préconisées portent sur quatre objectifs : clarifier les compétences en donnant « toute sa mesure au principe de subsidiarité » (la recherche du meilleur échelon pour une action publique, et si possible le plus local), le « renforcement du contrôle du Parlement pour garantir les libertés locales », « amplifier la différenciation dans le respect de l’unité nationale » et « conforter l’autonomie et la stabilité financière ». Un dernier point central, après une décennie de baisse des dotations et de suppression de l’autonomie fiscale, qui ont profondément mis à mal l’action des collectivités, la suppression de la taxe d’habitation étant le dernier exemple en date. Quant à la clarification des compétences, le Sénat plaide pour que les départements se voient attribuer l’ensemble des solidarités sociales, ainsi qu’une partie des compétences des agences régionales de santé, qui ont montré leurs limites durant la crise sanitaire. Les régions, elles, seraient l’échelon du développement et de l’aménagement du territoire. Les communes, elles, pourraient voir consacrée dans la Constitution leur clause de compétence générale, soit la possibilité d’agir sur tous les sujets.

Mais reste le danger de la différenciation. Après les lois Defferre de 1982, la seconde vague de 2003 sous Jean-Pierre Raffarin et les lois NOTRe et Maptam (2015), il ne reste, selon l’aveu même du chef de l’État, « plus grand-chose à décentraliser ». L’idée de la loi 3D est donc davantage de donner aux collectivités locales « plus de libertés et de responsabilités », avec la possibilité « d’adapter l’action publique – et donc la loi – aux réalités locales ». Ce que la droite, via le Sénat et Territoires unis, appelle donc « la différenciation dans le respect de l’unité nationale ». Le fait même qu’elle ait besoin de le préciser laisse entrevoir les risques. Ceux d’une « rupture constitutionnelle, un point de non-retour vers une évolution fédéraliste de notre République », dénoncent les sénateurs communistes. Car c’est bien la logique de compétition entre les territoires qui sera à l’œuvre, et avec elle, une aggravation des inégalités territoriales et sociales. À cela s’ajoute un jeu politique dangereux : Emmanuel Macron a proposé, en échange de ce « nouvel acte de décentralisation massive », le report en 2022, après la présidentielle, des élections régionales prévues dès mars prochain. Raison officielle : permettre à la nouvelle organisation territoriale d’entrer en vigueur dès 2022, au lieu de 2027. Ce qui n’a pas manqué de déclencher le courroux des présidents de région, Xavier Bertrand (Hauts-de-France) en tête, pour qui le chef de l’État « n’a pas envie de se prendre une raclée à un an de la présidentielle ». Alors que doit s’ouvrir une conférence des territoires cet été et qu’Emmanuel Macron doit préciser ses intentions – peut-être dès le 14 Juillet –, le « troisième grand acte de la décentralisation » ressemble de plus en plus à une fracturation de l’État et une attaque contre l’indivisibilité de la République.

Benjamin König

Une bonne santé financière… en 2019