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Atteintes aux libertés publiques, suite… Vendredi dernier, trois décrets élargissant le fichage des citoyens sont venus grossir, en catimini, la panoplie des textes sécuritaires qui se multiplient après le projet de loi sur la sécurité globale, et celui à venir sur le séparatisme. Décryptage de ces trois nouveaux coups portés à la vie démocratique.
En pleine polémique autour du projet de loi sur la sécurité globale, le gouvernement vient d’esquisser, en toute discrétion, un nouveau pas vers une société de surveillance. Vendredi, le Journal officiel a fait paraître plusieurs décrets accentuant les possibilités de fichage de la population. Une dérive inquiétante qui écorne encore un peu plus les libertés publiques, au risque d’étouffer la vie démocratique.
Ces trois décrets rédigés par la Place Beauvau réforment le Code de la sécurité intérieure. Ils portent sur le Gipasp et le Pasp, deux fichiers relatifs à la prévention des atteintes à la sécurité publique, gérés respectivement par la gendarmerie et la police nationale, et sur l’EASP, un fichier de base pour les enquêtes administratives.
Dans les deux premiers étaient, jusqu’ici, notées et conservées « les informations qui concernent des personnes dont l’activité individuelle ou collective indique qu’elles peuvent porter atteinte à la sécurité publique et notamment les informations qui concernent les personnes susceptibles d’être impliquées dans des actions de violences collectives, en particulier en milieu urbain ou à l’occasion de manifestations sportives ». Or, ces nouveaux décrets entraînent un élargissement des profils ciblés, et un champ d’application bien plus flou, donc propice aux excès.
Attention, Edvige revient
Policiers et gendarmes se voient ainsi autoriser de ficher les personnes en fonction non plus de leurs « activités », mais de leurs « opinions politiques », leurs « convictions philosophiques, religieuses » ou leur « appartenance syndicale ». « C’était déjà un des points importants d’achoppement du fichier informatisé Edvige, qui avait conduit à son retrait en 2008, remarque Arthur Messaud, de l’association la Quadrature du Net. Mais pourquoi veulent-ils changer la loi aujourd’hui, douze ans après ? C’est inquiétant. Ça peut très bien sonner comme une provocation sécuritaire, pour marquer le retour à un texte repoussé par les forces de gauche. Un coup de communication politique de la part de Gérald Darmanin, qui assume revenir ici à un projet ferme de droite. »
Si les personnes soupçonnées d’activité terroriste peuvent être visées, le nouveau vocabulaire employé étend sans complexe son spectre aux personnes susceptibles de « porter atteinte à l’intégrité du territoire ou des institutions de la République ». Une expression des plus floues et donc dangereuse. Le volume des renseignements collectés va aussi grossir : photographies, échanges sur les réseaux sociaux, et données de santé pourront être récupérées. « Ces données de santé sont carrément identifiées comme des critères de fragilité des personnes, s’inquiète Arthur Messaud. Que cherche la police ? À identifier des moyens de pression ? On a des données liées aux addictions, mais aussi aux troubles psychiatriques et psychologiques. Il n’y aura aucun contrôle de l’extérieur sur la nécessité de posséder ces données. »
Manifestants visés ?
La cible des fichages est aussi problématique. « Il y a un changement drastique, alerte le militant des libertés fondamentales. Avant, il s’agissait des individus suspectés de présenter un danger. Maintenant, l’entourage de ces personnes, mais aussi les victimes, vont avoir une fiche pleine et entière dédiée. Seuls leurs noms pouvaient apparaître, maintenant on peut y inscrire le mode de vie, les déplacements, les relations, des éléments de faiblesse, etc. Il n’y a aucune justification à récupérer autant de détails à prop os d’une victime. » Et, au-delà de l’élargissement du profil des individus fichés, la cible pourra être étendue à des « groupements ». Outre les personnes morales classiques (associations, entreprises, syndicats, journaux…) qui pourraient être visées, le militant de la Quadrature du Net évoque la possibilité d’élargir ces fiches aux manifestations, en y intégrant les militants contrôlés pendant les mobilisations.
Autre inquiétude de taille, identifié à son tour par Marie-Christine Vergiat : le rapprochement des fichiers existants. « Ces fichiers collectent déjà un très grand nombre de données, explique l’ex-députée européenne. Mais en plus, ces décrets leur permettent de se connecter avec d’autres : le FSPRT (fichier des signalements pour radicalisation à caractère terroriste), le SPR (fichier des personnes recherchées) le TAJ (fichier des antécédents judiciaires), le PNR (fichier des données aériennes). » Ou encore avec le fichier TES, qui gère les cartes nationales d’identité et les passeports français… « Pour 2023, reprend Marie-Christine Vergiat, il est prévu au niveau européen une interportabilité, avec un fichier central de données cryptées qui pourrait regrouper les données sur le terrorisme, la grande criminalité et l’immigration irrégulière. »
La Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés), dont les avis n’ont visiblement pas été retenus dans les textes définitifs, se préoccupe de l’utilisation qui pourrait être faite des photos recueillies sur les réseaux sociaux et de leur utilisation à des fins de reconnaissance faciale. « Ces décrets nous inquiètent et nous allons certainement déposer un recours », estime aussi Maryse Artiguelong, vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme. Dans un contexte plus globale d’une panoplie de projets de lois sécuritaires (sur la sécurité globale actuellement dans les mains des parlementaires, sur le séparatisme présenté en Conseil des ministres mercredi) et d’une vidéosurveillance qui s’invite dans tous les espaces, ces décrets ouvrent des possibilités dangereuses, et une restriction de la capacité à s’organiser et à manifester contre les politiques du gouvernement.
L’ombre du fichage apparue dès février
Collecter des données « relatives à la prétendue origine raciale ou ethnique, aux opinions politiques, philosophiques ou religieuses, à l’appartenance syndicale, à la santé ou à la vie sexuelle ou l’orientation sexuelle », le décret du 20 février 2020 le permettait déjà dans une certaine mesure. Avec ce texte, le gouvernement entendait faciliter le travail des gendarmes en rendant possible leur prise de notes dans une nouvelle application, GendNotes. La mesure a fait réagir les juristes et associations de défense des libertés. La Quadrature du Net craignait ainsi que ces informations ne soient transférées vers d’autres bases de données, alimentant un système de fichage plus vaste et susceptible d’être instrumentalisé à des fins politiques.