La sortie d'un nouveau livre de notre ami Bertrand Badie est toujours un événement. C'est à nouveau le cas avec "Inter-socialités", que cette figure progressiste de Sciences Po-Paris et éminent spécialiste des relations internationales a écrit au plus fort de la crise sanitaire : une crise sociale de dimension mondiale par excellence (1). Ne cherchez pas "inter-socialités" dans le dictionnaire : l'auteur a inventé un concept à même de traduire au mieux sa pensée. Tentons donc de cerner celle-ci.
De longue date, Bertrand Badie défend l'idée -aujourd'hui guère contestable- selon laquelle "le social, exprimé ou subi, (est) au centre du jeu international". Il salue la clairvoyance du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) qui inventa dès 1994 le concept de "sécurité humaine". Cela signifiait, rappelle-t-il , que créer les conditions de la paix passait par "la libération des humains d'une peur essentiellement sociale, liée notamment à l'incertitude alimentaire, aux menaces sanitaires, aux risques environnementaux, aux fragilités économiques, à l'irrespect des cultures minoritaires, à l'ignorance des droits humains et aux déficiences institutionnelles". La réponse apportée à ces exigences essentielles détermine "l'ordre mondial" à venir, bien plus que les démonstrations de force des puissants (ou qui se croient tels) !
Ce rappel intéressera quiconque observe avec intérêt la multiplication de fortes mobilisations sociales à résonance mondiale -positives, celles-là !- qui marquent désormais l'actualité. Déjà 2019 est restée dans nos mémoires comme celle de l'impressionnant mouvement social algérien pour la justice, la démocratie et la dignité ; celle des rassemblements historiques contre les inégalités sociales au Chili ; celle des manifestations monstres en Equateur contre les "réformes" du pouvoir à la demande du FMI ; celle du soulèvement populaire -non confessionnel- contre la corruption d'Etat et l'effondrement des services publics en Irak ; celle des contestations de masse contre la vie chère et la répression en Iran ; celle de la lame de fond populaire de toutes les sensibilités présentes au Liban, réclamant un changement profond du système...L'une des caractéristiques communes à toutes ces dynamiques sociales est -révolution de la communication aidant- "leur capacité de créer l'événement sur une scène internationale plus décloisonnée que jamais", note l'auteur. Et ce phénomène n'a fait que s'accentuer en 2020 : comme cela avait été le cas, trois ans auparavant, dans le sillage du scandale Weinstein, avec le mouvement "Me Too", le séisme "Black lives matter" a suscité d'impressionnantes répliques dans nombre de nations, sur les deux rives de l'Atlantique. "L'humain s'installe (...) au centre de la scène internationale et nul ne pourra plus l'en déloger (...) Cette interdépendance et cette inclusion croissantes font aujourd'hui les relations internationales, devenues de plus en plus "inter-sociales", loin des simplistes géopolitiques".
On s'en doutera : "Inter-socialités" ne se lit pas comme une bande dessinée. On est, par ailleurs, bien évidemment, en droit de ne pas en partager toutes les analyses . Reconnaissons-lui en tout cas le mérite de stimuler la réflexion sur une mutation profonde de notre temps.
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(1) Bertrand Badie : "Inter-socialités". Le monde n'est plus géopolitique . (CNRS Éditions, 2020)