Maboula Soumahoro: "Les Noirs restent assignés à un statut social et politique hérité de l'esclavage"

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L'Humanité

À la veille d’une nouvelle manifestation organisée à Beaumont-sur-Oise par le comité Adama Traoré, la spécialiste de la diaspora noire africaine appelle à la fin du déni concernant le racisme et à sa compréhension fine, seul moyen pour arriver à le combattre. Entretien avec Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences en civilisations du monde anglophone à l’université de Tours.

Dans son ouvrage le Triangle et l’Hexagone. Réflexions sur une identité noire (la Découverte), la chercheuse interroge sa propre histoire, la perception que la société française a d’elle, au regard de l’histoire coloniale et impérialiste de notre pays. Elle revient sur les pages occultées du récit national et sur les constructions raciales qui continuent de fragmenter notre société.

Pourquoi le Triangle et l’Hexagone ?

Maboula Soumahoro Le terme « Hexagone », communément employé pour désigner la France, a le désavantage de passer sous silence tous les territoires ultramarins, qui pourraient élargir notre vision de ce pays, et ce titre rappelle que la France se situe dans le triangle atlantique, qui, à partir de la fin du XVe siècle, a mis en relation les continents africain, européen et américain. Cette rencontre fatidique, fondée sur le commerce triangulaire, c’est-à-dire le déplacement forcé, violent des populations africaines vers l’Europe (notamment le Portugal), avant d’être acheminées vers les Amériques, a fondé le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Nos sociétés occidentales sont le fruit de la transformation économique et politique qui a conduit à l’avènement du capitalisme, via l’accumulation rendue possible par le travail gratuit des esclaves, comme l’a montré l’historien trinidadien Eric Williams dès les années 1940 dans son ouvrage Capitalisme et esclavage. Il est vrai que l’esclavage existait déjà durant l’Antiquité. Néanmoins, ce qui est nouveau à partir de la fin du XVe siècle, c’est le caractère massif et « industriel » du phénomène et, surtout, le fait qu’il associe l’esclave à une couleur de peau. Cette assignation de la couleur noire à un statut social et politique est datable ; celui-ci a forgé de nouvelles identités qui restent prégnantes aujourd’hui.

En quoi l’invention de l’identité noire et celle de l’identité blanche sont-elles liées temporellement et structurellement ?

Maboula Soumahoro Avant la colonisation, les habitants du continent africain ne se définissaient pas davantage comme « Africains » que les peuples du continent européen comme « Européens ». Une fois qu’ils ont instauré la traite et l’esclavage, les Européens ont voulu légitimer cette entreprise qu’ils savaient criminelle. Ils ont alors inventé un discours, afin de déshumaniser les personnes qu’ils asservissaient et avaient la volonté d’exploiter de manière pérenne. C’est pour cela que les Noirs ont été associés à une humanité amoindrie ou niée. Simultanément, l’identité blanche, dite supérieure, et les privilèges qui lui sont associés, est née. Ces identités « opposées » sont interdépendantes et nécessaires au maintien du système. Il est important de noter, même si cela peut paraître difficile à imaginer aujourd’hui, que les êtres humains ne se sont pas toujours définis en fonction de leur couleur de peau. Historiquement, les significations assignées aux couleurs de peau sont assez récentes. Il s’agit aujourd’hui de les déconstruire et surtout de ne pas les essentialiser. Au fil des siècles, il y a eu beaucoup de manières de décliner les identités, en fonction du degré supposé de civilisation (barbare/non barbare), de la religion, du régime alimentaire, etc. Personnellement, j’ai décidé de faire de la construction de l’identité raciale mon objet d’étude.

Qu’entendez-vous exactement par le terme « race » ?

Maboula Soumahor Il ne s’agit évidemment pas de biologie. Il s’agit de races construites socialement, politiquement et historiquement. Mais il reste, hélas, important de le préciser, car toute une tradition scientifique, notamment au XIXe siècle, a tenté d’établir des hiérarchies humaines, de « théoriser » une infériorité des personnes noires, en mesurant leurs crânes, etc. On a eu la confirmation lors de la Seconde Guerre mondiale que lorsque l’on veut génocider un peuple, en l’occurrence les juifs et les Roms, on les infériorise pseudoscientifiquement. C’est ce qu’ont fait les médecins nazis. Je pense aussi qu’il est un peu facile d’évacuer la question des tensions raciales en disant « nous sommes tous des êtres humains ». Si nous étions tous uniquement des êtres humains, le monde ne serait pas dans l’état dans lequel il se trouve ! Quand on regarde l’organisation des sociétés, le fait d’être un homme, une femme ou une personne trans, celui d’être valide ou non, de venir d’un centre-ville ou d’une banlieue sont autant d’éléments déterminants quant à la place à laquelle chacun peut accéder. On ne peut pas nier, non plus, que ce à quoi renvoie la couleur des corps des personnes implique des présupposés. C’est uniquement de cela que je parle quand j’emploie le mot race. Et je suis toujours étonnée de devoir me justifier quand je le fais.

Vous évoquez la charge raciale, de quoi s’agit-il ?

Maboula Soumahoro Il s’agit d’abord de toutes ces injonctions à témoigner et à expliciter la violence des agressions racistes récurrentes et à « régler nous-même » le problème en faisant de la pédagogie. Paradoxalement, la charge raciale se traduit aussi par un silence imposé aux victimes de racisme. Il ne faut pas témoigner pour ne pas déranger, pour ne pas compromettre son accès à un emploi ou un logement par exemple, ou encore ne pas passer pour une personne difficile, obsédée par des problèmes liés à sa couleur de peau. En réalité, on ne peut pas parler d’autre chose si ces occurrences racistes viennent polluer notre existence quotidienne, nos trajectoires et nos vécus ! Se faire entendre est d’autant plus difficile que nos témoignages dérangent le confort moral de personnes qui n’ont pas envie de se sentir racistes. Concrètement, admettre et donc combattre les discriminations revient de fait à abolir des privilèges… Ce à quoi ceux qui les détiennent ne consentent pas forcément. Le non-dit sert à maintenir le statu quo.

Vous expliquez qu’en tant que femme noire, vous êtes régulièrement confondue avec d’autres femmes ayant la même couleur de peau que vous…

Maboula Soumahoro Sur un plateau de télévision, si Rokhaya Diallo est invitée, on ne m’invitera pas, car on se dit qu’une seule femme noire suffit. Depuis que j’interviens dans le champ médiatique en tant que chercheuse, on m’a comparée souvent avec Rama Yade ou avec Sibeth Ndiaye… Peu importe que nos parcours, nos discours, nos centres d’intérêt soient différents. Autre exemple : récemment, on a mis en une de l’Humanité la photo de Ndella Paye à la place de la mienne. Me confondre avec cette militante afro-féministe, antiraciste revient à nier mon individualité. Dans le fonctionnement raciste, il y a cette notion de l’effacement : créer des groupes au sein desquels les personnes sont interchangeables.

Comment faire évoluer les consciences à propos du racisme ?

Maboula Soumahoro Le plus difficile est de faire face à la dénégation. On assiste, en France, à un refus catégorique de prendre conscience des conséquences du déploiement colonial et des conquêtes impérialistes sur le présent, et sur la perception actuelle des corps. C’est vrai à tous les niveaux de la société et même au sein de l’université. Quand, à mon retour d’une année d’études aux États Unis, j’ai souhaité faire ma thèse, en France, à propos des mouvements séparatistes noirs américains, on m’a déclaré que ces sujets n’avaient pas de valeur scientifique au sein de l’université française. Derrière cette phrase sibylline, j’ai compris que parce que j’étais noire, mes professeurs pensaient que je ne pourrais pas avoir suffisamment de distance par rapport au sujet. Évidemment, cela n’a jamais été énoncé comme tel, mais je l’ai ressenti, vécu. Ce qui est intéressant, c’est que ce malentendu révèle qu’il existe un lien entre une Française ayant grandi dans un milieu pauvre de la banlieue parisienne comme moi et une militante noire américaine par exemple. C’est une question qui m’intéresse en tant que scientifique. « Qu’est ce qui me lie avec les Noirs des autres continents ? » Le fait de chercher à comprendre, à décortiquer les choses finement, à en saisir la complexité. Pouvoir produire de la pensée et de la scientificité à partir de ces hiatus serait un grand pas. Atteindre la psyché des gens passe par l’enseignement, la culture et aussi la formation des magistrats, des policiers. Une société sans catégories infériorisées est un but à atteindre. Hélas, l’universalisme est encore loin.

Vous racontez que l’acceptation de votre identité noire s’est faite grâce à votre passage aux États-Unis. Il semble que l’acceptation de l’existence de violences policières en France se soit faite aussi via des images d’outre-Atlantique, celles de George Floyd en l’occurrence…

Maboula Soumahoro Depuis St John de Crèvecœur ou Tocqueville, la France a le regard porté sur les États-Unis. Les médias français mainstream aussi. Ils ont donc couvert l’affaire George Floyd. Sans cela, l’écho fait aux violences policières en France n’aurait sans doute pas eu tant d’ampleur alors que la famille d’Adama Traoré se bat depuis 2016 pour connaître la vérité sur la mort de ce jeune garçon noir, précédée et suivie de dizaines d’autres dans des conditions similaires. Mais ce parallèle entre la France et les États-Unis n’est pas nouveau puisque les organisateurs de la marche pour l’égalité de 1983 reconnaissent s’être inspirés de la marche chaperonnée par Martin Luther King en 1963, à Washington. Aujourd’hui, toute une jeunesse s’est levée pour aller manifester les 2 et 13 juin, c’est impressionnant. Mais ce qui m’intéresse, c’est la pérennisation de cette dynamique. En 1983, la marche pour l’égalité avait rassemblé 100 000 personnes, mais toute cette énergie déployée alors a été dévoyée. Si cela n’avait pas été le cas, j’imagine que nous ne parlerions pas encore, en 2020, des mêmes thématiques. J’espère que l’on est à un moment différent de cette histoire française qui laissera place à des transformations profondes de la société.

Entretien réalisé par Eugénie Barbezat